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16
juillet
2018

Le droit à l'oubli dans le monde du travail, utopie ou nécessité?

Le 16 juillet 2018 dans la catégorie Administratif & Droits
Le droit à l'oubli dans le monde du travail, utopie ou nécessité?

La fin des traitements, une fois l'euphorie passée, peut être synonyme d'une période d'incertitudes et d'angoisses pour bon nombre de patients. "L'après cancer" est un moment qui suscite beaucoup d'incompréhension que ce soit pour les patients ou pour leur entourage. Malgré tout, ce à quoi ces "supervivants" aspirent, c'est à vivre, non à survivre. Se battre pour un prêt, souscrire à une assurance... C'est une double peine. La France a adopté le droit à l'oubli, une loi à saluer même si perfectible. Mais qu'en est-il au niveau du monde du travail? Est-il prêt à accueillir pleinement ces personnes qui affichent une expérience de plus, et pas des moindre, au compteur? Est-ce un rêve de "bisounours" ou un un enjeu nécessaire à relever pour avancer vers une société plus inclusive ? Entretien de la Mutualité française avec le sociologue Philippe Bataille.

Pour le sociologue Philippe Bataille, la vulnérabilité des personnes ayant surmonté l'épreuve du cancer subsiste après la maladie. C'est notamment le cas au moment du retour dans l'emploi. C'est pourquoi ce directeur d'études à l'Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS) plaide pour qu'un droit à l'oubli s'applique aussi dans les entreprises.

L'Institut national du cancer (Inca) a publié le 20 juin 2018 les résultats de son enquête Vican5, qui concerne la vie cinq ans après un diagnostic de cancer. Dans vos ouvrages sur ce thème (1), vous avez recueilli de nombreux témoignages de "soignés du cancer". A quoi sont-ils confrontés ?

Philippe Bataille – Ils sont confrontés à eux-mêmes et aux autres. A eux-mêmes, chargés d'une réflexivité, d'une conscience exacerbée de soi. Deux ans après la maladie, c'est le moment de la forte conscience de s'en être sorti, encouragé par la médecine, à qui l'on vient de tout donner.

Les soins mobilisent l'entièreté du monde du patient et de ses sentiments : celui de peur, mais aussi celui d'être au cœur de lui-même. J'ai été marqué par certains témoignages disant : "J'ai bien compris que c'était à moi d'y aller, personne ne pouvait faire les soins à ma place".

Il y a, à ce moment-là, une recomposition, un moment difficile, celui du retour à ce que l'on peut appeler la normalité, où l'on retrouve sa place dans la société.
Il y a aussi un paradoxe. On sort d'un moment extrême de mobilisation sur soi, entouré de ce que j'appelle une "bulle soignante" : certains n'ont jamais été aussi bien traités que durant leur maladie. L'hôpital français délivre des soins de qualité. Il y a un accompagnement du soigné dans son parcours, avec beaucoup de compétences autour de lui, et les malades y sont très sensibles.

Quand on est guéri, tout cela s'arrête. Avec, soudain une assez profonde solitude, le sentiment d'être un peu différent, les séquelles, comme une grosse fatigue, pointée dans l'enquête de l'Inca. Celle-ci renvoie au sentiment qu'il faut continuer à faire un effort, non plus contre la maladie, mais contre les effets sociaux de la maladie.

En outre, la vie en société ne traduit pas les dimensions un peu positives que sont la reconstruction de soi et sa contribution à la vie des autres à partir de ce "soi" qui a traversé une épreuve. Finalement, on perd sur tous les tableaux : cette agression de la maladie, que l'on a surmontée, les autres vous la font payer d'une certaine manière, ou rendent les choses plus compliqués pour retrouver votre place.


Le retour au travail après, notamment, est pointé comme un moment particulièrement difficile…


Philippe Bataille – C'est l'exemple type des obstacles que rencontrent les soignés du cancer. Les gens racontent qu'ils sont parfois contraints de constituer le handicap que représente le cancer aux yeux des autres en prenant des statuts de travailleurs handicapés. Ce qui revient à retrouver une place par le biais des quotas, alors que tout leur effort et toute leur conscience d'eux-mêmes visent à n'être pas handicapés par le cancer. Il y a là une violence symbolique, qui est réelle.

C'est aussi la menace de la récidive qui construit le rapport aux autres : vous restez touché par le cancer socialement, dans le regard des autres, ou dans les appareils tels qu'ils fonctionnent, que ce soit le recrutement ou la promotion interne.

Pourtant, les personnes reviennent avec une attention aux autres généralement enrichie, avec le bonheur d'avoir trouvé une solidarité humaine autour d'elles quand elles étaient dans une position d'affaiblies, et dont elles se sentent redevables et solidaires. Beaucoup de malades, quand ils s'en sortent, deviennent bénévoles et se mettent au service des autres. Or, on observe plutôt des rétrogradations dans les organigrammes. Il y a un déficit politique de la reconnaissance du malade dans sa capacité à avoir surmonté une épreuve comme le cancer, à avoir repoussé la mort.


L'enquête Vican5 met en lumière une détérioration de la situation professionnelle plus importante que celle constatée lors de l’enquête précédente Vican2. Comment expliquer cette dégradation ?


Philippe Bataille – La dégradation peut indiquer un plafond de verre qui aurait été percé par les premières études. Les gens n'ont pas toujours conscience de la discrimination qu'ils vivent. Il y a aujourd'hui une plus grande conscience, et donc une plus grande dénonciation, du fait discriminatoire. La dégradation peut donc en ce sens indiquer une amélioration de la conscience des discriminations.
La société admet les progrès des soins du cancer, et en même temps, n'accueille pas le malade en tant que tel, ou ne le reconnaît pas dans toutes ses qualités. La chronicisation, l'allongement de la survie, s'accompagnent finalement d'un échec : le fait d'avoir été malade n'est toujours pas banal.

Ce monde du travail qui, de plus en plus, est dans l'appel de soi et la contribution personnelle ne reconnaît pas suffisamment l'altérité. Il y a toute une contribution au travail qui n'est pas reconnue. Tout ce bonheur d'être avec les autres, quand on a survécu au cancer, est abimé par des violences ressenties dans le rapport aux autres, au moment où on a besoin de leur reconnaissance.


Comment sortir de cette situation ?


Philippe Bataille – Deux ans ou même cinq ans après la maladie, la vulnérabilité des soignés du cancer persiste : elle n'est plus médicale, elle est sociale, ce qui n'est pas acceptable. Il faudrait avoir vis-à-vis des ressources humaines une exigence aussi forte que celle qu'on a pu avoir pour les banques, avec l'obtention du droit à l'oubli, et ce, notamment pour les jeunes qui sont atteints du cancer et qui s'en sortent, les survivants.

Ce droit à l'oubli est au fond un droit à la reconnaissance politique de la neutralité du citoyen quant à sa place dans la société.


[font="Source Sans Pro", sans-serif](1)"Vivre et vaincre le cancer", de Philippe Bataille et Sandrine Bretonnière. Editions Autrement
(1) "Le cancer : un regard sociologique - Biomédicalisation et parcours de soins" de Norbert Amsellem et Philippe Bataille. Editions La Découverte. 2018

Source: la Mutualité française

Pour un accompagnement des entreprises dans la réintégration des collaborateurs après un cancer: www.travailetcancer.org